Tombé du ciel à travers les nuages

Publié le par Luscyhl

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20h. Sortir de la gare. Chercher l’appartement. Arriver. Ouvrir tous les placards. Ressortir. Chercher. Marcher. Encore. Encore. Continuer. Entrer. Sortir les mains chargées. Revenir sur ses pas. Tout renverser. Une série d’actions sans sujet ni complément. S’exécuter machinalement  pour ne laisser aucune place à des états d’âme envahissants. Alors que vous n’aspirez qu’à rentrer vous cacher; voila que des sacs plastiques vous contrarient. Une situation ridicule mais qui, a priori, ne devrait pas bousculer votre vie. Tout au moins c’est ce que je pensais.

 

Après avoir tenté de tout ramasser, j’entends la voix d’un homme rire derrière moi. Le visage figé, prête à rugir, je me retourne. C’est un homme au visage creusé, mal rasé, les cheveux mi-longs grisonnants, une veste en velours usée, avec un sac sur le dos. Je n’ose rien rétorquer. Il continue à se moquer en me disant qu’il lui faut bien un mois pour réussir à déchirer des sacs, comme je l’ai fait en deux minutes. Devrais-je me justifier ? Et puis non, je n’en n’ai pas envie. Pas de culpabilité pour ce soir. Je fais comme si je n’avais rien entendu. Et comment comptes-tu faire, renchérit-il. Si je le savais, ça fait longtemps que je me serai tirée. Il faut se rendre à l’évidence, je suis dans une merde sans nom.

Je lui propose alors un marché. Il reste ici auprès de  mes affaires pendant que j’en ramène d’autres chez moi. En échange, à mon retour, je partage une partie de ce que j’ai. Il se remet à rire et me suggère qu’il peut très bien partir aussi avec tous mes sacs. Qu’il en a rien à foutre. Je ne connais ni son prénom, ni son nom ; et de toute façon, il pourrait aussi en inventer un, me dit-il. Quelques piétons passent et nous dévisagent, à son air amusé et à ma moue dépitée. Je décide alors de partir, sans lui dire le moindre mot, en laissant mes sacs derrière moi. A l’autre bout de la place, je l’entends crier Ramènes des verres quand tu reviens, les gens comme vous ne boivent pas à la bouteille avec des gens comme moi !

30 minutes plus tard, je reviens. Il m’attend en se roulant une cigarette. Il me dit qu’il aurait eu le temps de se fumer un paquet de clopes entier, tellement que j’ai mis du temps. Si il avait l’argent. Tous les matins, il se rend à l’entrée de la gare. Il ramasse les mégots par terre et se refait des bouts de cigarettes. Comme un chien, me précise t-il les dents serrées et le regard vide. Je lui demande alors comment il s’appelle. A quoi ça lui servirait d’avoir un prénom quand il n’y a personne pour l’interpeller, me répond t-il. Des questions pour des réponses. Je décide de le surnommer Higelin, pour son physique et surtout son cynisme. Il hoche la tête, et un sourire se dessine presque sur ses lèvres. Il trouve ça con.

Il m’interpelle alors sur ma présence et me précise que si je suis la pour tenter de l’aider ou de l’analyser, ce n’est pas la peine de rester. Ça le regarde et c’est le problème de personne, marmonne t-il. Sur le même ton, je lui fais remarquer que je fais suffisamment dans le social à mon goût. Davantage serait indigestion. Il sourit à nouveau.

 

Cela fait maintenant plusieurs semaines que nous nous retrouvons presque tous les jours ici. Sur le même canapé, dans le même parc. Au bord d’un canal de la rivière. Ses bouteilles sont éparpillées à l’intérieur de certaines haies. En prévention, d’éventuels nettoyages des agents d’entretien. L’abstinence forcée n’est même pas imaginable.

Je ne sais jamais si le lendemain nous nous reverrons. Ni comment il sera. Certains jours, il me parle au présent, rarement au futur. Le passé semble oublié pour un temps. Je suppose que c’est une des conditions sine qua non pour supporter l’enfer du quotidien. Ne plus se retourner, pour éviter de trébucher. Encore. Ça ne serait pas la première fois, mais peut-être la dernière.

D’autres jours, la fatalité semble l’emporter. Il tient entre ses doigts les deux seules photos témoins de cette autre vie qui le torture tant : l’une où une femme nue tient un vinyle à la main, et l’autre d’un jeune couple aux regards rieurs, un enfant sur leurs épaules, devant une galerie d’exposition. Parfois il ferme les yeux, se mets à chanter en une langue étrangère, prononce du bout des lèvres quelques prénoms, danse, rit puis se remets à boire. Jusqu’à ce qu’il ne veuille plus chanter, danser, parler.  

 

La dernière semaine avant mon départ, je me rends comme chaque jour à ce même endroit. J’aperçois un véhicule de secours, arrêté devant le parc, le gyrophare encore allumé. Un accident probablement. Ou bien Higelin a encore fait des siennes hier soir. L’alcool a dépassé son maître. Je m’approche, un  pompier me dit de circuler. Un homme s’est noyé. Je lui demande de me le décrire. Il refuse, je le pousse alors violemment. Un corps inerte et entièrement nu, recouvert à la moitié d’un sac plastique blanc, gise sur une des berges. J’entends les secouristes m’interroger sur son identité, m’expliquer qu’il a très certainement du chuter dans l’eau dans un état d’ébriété. Mais je sais qu'il ne s’approchait jamais de l’eau quand il avait bu. Chute accidentelle, règlement de compte, perte d’espoir fatale. Son dernier secret, celui d’une vie entière. Cigarette à la bouche, Neil Young dans les oreilles, des nuages dans les yeux. Voici l'apologie de mon héroïne ordinaire. 

 

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